La carte du territoire de Belval est issue de la collaboration entre Alexandra Arènes et Sonia Levy au cours de l’enquête dans le territoire des Ardennes. Exposition Musée de la Chasse et de la Nature, Paris, 2017. SPEAP, Programme d’expérimentation en arts et politique
“La carte de Belval n’est pas facile à lire si l’on n’est pas instruit par les autochtones dans sa signification. Mais c’est exactement le sens de la comparaison avec les aborigènes australiens. Une carte à l’occidentale est justement faite pour se passer des autochtones et de leur conduit vers l’attention qu’il faut porter au paysage multiple. Donnez-nous des cartes illisibles de loin, sans apprentissage, sans guide locaux, et nous apprendrons ainsi un autre régime de découverte et de proximité. C’est cela respecter l’éthique de la collaboration des disciplines à l’époque de l’Anthropocène. D’autre part, on ne peut pas oublier l’immense quantité d’artefacts nécessaires à la lecture d’une carte d’état-major. Que ces artefacts n’existent pas dans la carte de Belval n’enlève rien à l’objectivité de son contenu.” Bruno Latour
“Nos cartes classiques se concentrent sur la description des données servant à la gestion, l’exploitation et l’aménagement du territoire (cadre géologique, limites administratives, végétation, réseau routier…). Elles ne font pas de place à d’autres présences, celles des animaux avec leurs façons invisibles d’habiter. A l’occasion d’une résidence à Belval, résidence d’artistes du musée, Alexandra Arènes, architecte paysagiste et Sonia Levy, artiste, ont capté les sons, mouvements, signes de présence des “animés” qui peuplent ce territoire. Elles proposent ainsi une nouvelle carte, qui restitue le réseau enchevêtré des vivants. Cette cartographie a été présentée au musée dans le cadre de l’exposition Animer le paysage / Sur la piste des vivants, et dans le numéro 10 de la revue Billebaude.”Anne de Malleray, directrice de collection revue Billebaude
Nous avons considéré Belval comme un terrain de recherche propice à la notation des animés (les êtres humains et non humains revendiquant leur appartenance au territoire) : sols, arbres, sangliers, chasseurs, abeilles, pic-vert, rivières, renards, éco-éthologues, agriculteurs, chiens, forestiers… Notre enquête a consisté à détecter et collecter leurs traces et indices. Il a fallu s’équiper pour entreprendre cette collecte, dont le résultat présenté ici n’est qu’un instantané à un moment t de l’enquête. Nous nous sommes alliées aux acteurs du territoire qui travaillent avec la nature, afin qu’ils partagent avec nous leurs outils : caméras pièges, suivis GPS, reconnaissance des traces, etc. Certains éléments nous ont été donnés par ces acteurs, d’autres ont été récoltés ou produits par nous, à partir des entretiens menés avec eux ou des techniques qu’ils utilisent. Capter le monde vivant, collecter les indices, tracer les mouvements, sont des modes d’enquête que nous partageons avec les enquêtés en brouillant volontairement les frontières entre leurs méthodes et les nôtres afin d’instaurer un mode de production particulier : les protocoles croisés, c’est-à-dire le croisement des formes de collecte de chacun pour faire émerger progressivement le collectif des êtres qui constituent ce territoire.
L’art et l’enquête peuvent-ils nous aider à révéler des territoires à travers les yeux / les outils / les senseurs / les capteurs des animés ?
Entrer dans le kakosmos, tel que le définit Bruno Latour (un cosmos chaotique, peuplé d’une multitude de nouveaux êtres à prendre en considération), permet de penser de nouveaux assemblages en replaçant les animés comme principaux agents, ou protagonistes, du récit de l’enquête. Les outils scientifiques permettent l’investigation du réel. En les déplaçant légèrement (captation photogrammétrique, film issu des caméras pièges, collection de relevés, cartographie des sons et des mouvements) nous avons essayé de modifier les représentations du vivant – de tradition culturelle naturaliste – en compliquant les points de vue, en les superposant, en les imbriquant autrement. Nous avons cherché à rendre compte d’une expérience plus proche de nos vies aux côtés des non humains, plus immersive et plus entremêlée qu’on ne le croit. En effet, sur le terrain, les choses sont différentes. Le monde des enquêtés se superpose à celui des entités naturelles avec lesquelles ils produisent, apprennent, échangent, et cohabitent. Eux et nous ne sont pas séparés, mais pas non plus confondus. C’est un nous hétérogène, engageant, diplomatique. C’est un nous multi-espèces. C’est un nous qui anime le paysage.