Cartogenèse du territoire de belval

Cartographier le vivant

Alexandra Arènes, Collab. Sonia Levy

 

©AlexandraArènes & SoniaLevy

Légende: Le garde forestier, les sangliers, le renard, les scientifiques étudiant les animaux forestiers, les martes, les GPS, les chouettes, les abeilles, les corbeaux, les chasseurs, le réseau hydraulique, les oiseaux migrateurs, le naturaliste, les fermiers, les vers de bois, les blaireaux, les chauve-souris, les pic-verts, les chevreuils, les chiens de chasse,…

En 2016, j’ai été commissionnée, avec l’artiste Sonia Levy, dans le cadre de SPEAP, à mener une recherche dans une partie de la forêt des Ardennes. Ce territoire est considéré comme une ruine par la plupart des spécialistes à cause du déclin de son agriculture et de la désertification. Pourtant, ce que nous avons trouvé à Belval (le nom de cette forêt) et ses environs, c’est une résistance face à la ruine, précisément grâce à l’enchevêtrement interespèces qui façonne ce territoire et que nous avons découvert après 6 mois d’enquête au cours desquels nous nous étions posé ces questions : quelles sont les relations qui façonnent un territoire ? Et Comment peut-on visualiser de telles relations ? Notre travail a consisté à investiguer ces relations, dans ces relations, en utilisant des outils et des techniques des sciences et des arts (interviews, échantillons et analyses, enregistrements sonores et films, dessins, suivi GPS et utilisation de caméras piège).

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Notre but était de tracer les actions et les mouvements à la fois des animaux et des gens. Nous avons décidé d’utiliser le terme « animés » pour les décrire ensemble, pour ne pas faire de distinction ou établir une hiérarchie entre ceux que nous observions : c’est-à-dire à la fois les trajectoires et les comportements des êtres humains et des non-humains. Chercher à représenter un territoire habité par d’autres formes de vie met au défi ce qu’on pourrait appeler les outils classiques de représentation, comme les cartes officielles qui ont, pour la plupart, orienté la façon dont nous regardons la nature. C’est pourquoi nous avons développé une autre forme de carte pour essayer de saisir les traces des animés. Cette carte ne permet pas de s’orienter de l’extérieur sur un territoire mais de découvrir les animés depuis un point de vue intérieur. Ce n’est donc pas une carte pour qui voudrait atteindre un lieu pour la première fois, mais une carte autochtone qui tente de montrer la complexité des liens et des attachements des êtres à un territoire. La carte a été fabriquée durant l’enquête et animée par Sonia Levy, artiste et collaboratrice de recherche sur ce projet. Dans la carte, on peut lire la façon dont les protagonistes habitent leur territoire. La carte est faite de lignes et s’inspire de l’ouvrage de Tim Ingold, « une brève histoire des lignes ». Le choix de supprimer le fond cartographique traditionnel permet de souligner le mouvement des animés. Les traces dans la carte sont comme des signatures de mouvements des animés. Les signatures montrent comment ceux-ci habitent le terrain mais aussi les problèmes qu’ils peuvent rencontrer. En fin de compte, loin d’être isolé, chaque protagoniste de la carte semble être lié dans un réseau d’interdépendances, de fils. Cette citation dans le livre d’Albena Yaneva « What is a Cosmopolitical Design » pourrait résumer le travail que nous avons essayé de faire à Belval : « Comment rendre explicite la connexion des humains à une variété d’entités qui ont des ontologies différentes ? Quelles sont les techniques spécifiques utilisées pour créer de nouvelles conditions et de nouveaux espaces pour leur co-habitation ? »

Ce travail a été exposé cet été au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris sous le titre « Animer le paysage, sur la piste des Vivants ».

 

©AlexandraArènes

 

La carte des animés de Belval n’est pas facile à lire si l’on n’est pas instruit par les autochtones dans sa signification. Mais c’est exactement le sens de la comparaison avec les aborigènes australiens. Une carte à l’occidentale est justement faite pour se passer des autochtones et de leurs conduits vers l’attention qu’il faut porter au paysage multiple.  Donnez-nous des cartes illisibles de loin, sans apprentissage, sans guide locaux, et nous apprendrons ainsi un autre régime de découverte et de proximité. C’est cela respecter l’éthique de la collaboration des disciplines à l’époque de l’Anthropocène. D’autre part, on ne peut pas oublier l’immense quantité d’artefacts nécessaires à la lecture d’une carte d’état-major.  Que ces artefacts n’existent pas dans la carte de Belval n’enlève rien à l’objectivité de son contenu.

Bruno Latour, 06.11.2017

 

La cartogenèse du territoire de Belval a été produite en réponse à une commande de la Fondation Sommer (revue Billebaude et Musée de la Chasse et de la Nature, à Paris) en 2016. Elle est le fruit de la collaboration entre une architecte paysagiste et une artiste qui se sont regroupées pour l’occasion sous le nom “Arduenna Silva” en référence à la forêt des Ardennes.

Arduenna Silva est un groupement de recherche en art & anthropologie visant la notation des animés, entités humaines et nonhumaines peuplant et défendant un territoire. A partir d’un terrain d’enquête, un domaine forestier dans les Ardennes, les formats de la recherche se sont diversifiées : workshops, rencontres d’acteurs, récoltes de données et manifestations publiques, dont une exposition présentée au Musée de la Chasse et de la Nature à Paris été 2017. Commanditée par la Revue Billebaude, l’exposition Animer le Paysage, sur la piste des vivants, réunit l’équipe SPEAP (Latour, Aït-Touati), des artistes et architectes (Levy, Arènes, Boutonnier, Gouraud) et philosophes et chercheurs (Morizot et Zhong).

Nos cartes classiques se concentrent sur la description des données servant à la gestion, l’exploitation et l’aménagement du territoire (cadre géologique, limites administratives, végétation, réseau routier…). Elles ne font pas de place à d’autres présences, celles des animaux avec leurs façons invisibles d’habiter. A l’occasion d’une résidence à Belval, résidence d’artistes du musée, Alexandra Arènes, architecte paysagiste et Sonia Levy, artiste, ont capté les sons, mouvements, signes de présence des “animés” qui peuplent ce territoire. Elles proposent ainsi une nouvelle carte, qui restitue le réseau enchevêtré des vivants. Cette cartographie a été présentée au musée dans le cadre de l’exposition Animer le paysage / Sur la piste des vivants, et dans le numéro 10 de la revue Billebaude.

Anne de Malleray, directrice de collection revue Billebaude